Le Grand Cormoran est un des oiseaux les plus étudiés actuellement en Europe. Ornithologues, écologistes, hydrobiologistes, en collaboration avec le monde de la pêche, cherchent à comprendre la biologie de cet oiseau et son éventuel "impact" sur la pêche et les populations piscicoles. Un groupe de travail de l'organisation Wetlands International lui est d'ailleurs entièrement dédié (site web officiel, à voir : http://web.tiscali.it/sv2001/)
Dans ce cadre, un colloque rassemblant les spécialistes de l'oiseau s'est tenu en Bavière en décembre 2000. Aves y était représentée via le "Groupe de Travail Oiseaux marqués" de la COA, qui depuis quelques années, suit de près les populations mosanes. Aves a aussi pris part dans l'action concertée REDCAFE (REDucing the conflict between Cormorants And Fisheries on a pan-European scale), qui a pour but de synthétiser les connaissances sur le Cormoran et les conflits qui lui sont liés, afin de proposer des solutions globales ou locales (un rapport en anglais est disponible sur http://web.tiscali.it/sv2001/).
Cet article a pour but d'apporter des pistes de réponses à quelques questions soulevées par les conflits Cormorans-pêcheurs; ces réponses sont largement inspirées du colloque "Cormoran" en Bavière et de la première réunion de l'action REDCAFE (Hull, 1-2 avril 2001).
L'explosion récente des populations du Grand Cormoran en Europe va-t-elle se poursuivre ?
Alors que les persécutions avaient réduit les effectifs de cette espèce à un seuil proche de l'extinction dans la plupart des pays européens jusque dans les années 70, un changement spectaculaire du statut du Cormoran en Europe s'est opéré à partir des années 80. La population a commencé à croître exponentiellement, principalement aux Pays-Bas, au Danemark et dans les pays entourant la Mer Baltique. Actuellement, on observe plutôt un tassement de cette progression démographique. Le nombre de couples nicheurs est toujours en augmentation, mais à un rythme beaucoup plus lent : l'ensemble des pays les plus peuplés par la sous-espèce sinensis (Pays-Bas, Danemark, Allemagne, Suède) comptait 100.000 couples nicheurs au total en 2000, mais le taux d'augmentation annuel est maintenant tombé sous les 5% (T. Bregnballe, com. orale). Les nouvelles colonies restent petites, ce qui montre que les oiseaux en arrivent maintenant à coloniser des zones qui leur sont moins favorables. L'année charnière dans la fin de la progression exponentielle des nicheurs est l'année 1992 : c'est pourtant seulement après cette date que l'hivernage du Grand Cormoran est devenu important chez nous.
Il est donc probable que l'on arrive tout doucement à une stabilisation des effectifs à l'échelle européenne. La population de cormoran est bien entendu régulée par différents facteurs : la disponibilité en proies, la disponibilité en habitats favorables, en zones de nidification, les facteurs liés à l'hivernage, aux maladies parasitaires, etc... Beaucoup de ces facteurs sont liés à la densité de l'espèce_: si le cormoran atteint une certaine densité, ils agissent en diminuant la fécondité ou en augmentant la mortalité. Les facteurs affectant la période hivernale, c'est-à-dire celle qui concerne en grosse partie la Wallonie, sont souvent encore mal compris.
Quelles sont les causes de l'explosion démographique du Grand Cormoran?
L'augmentation spectaculaire du Grand Cormoran est bien sûr liée à la fin des persécutions massives dont l'espèce a fait l'objet. Mais cette protection n'est pas suffisante à elle seule pour expliquer le phénomène : en effet, d'autres espèces proches, comme les Pélicans, n'ont pas montré le même dynamisme après leur protection. Le cormoran, piscivore à grande capacité d'adaptation, a en fait profité de "l'humanisation" des milieux aquatiques en Europe. Les barrages et autres grands lacs artificiels lui ont offert de nouveaux habitats. L'eutrophisation des eaux est en outre très favorable à une série d'espèces de poissons dont raffole le cormoran_: l'augmentation de la teneur en phosphate des eaux entraîne une augmentation de la densité en cyprinidés (jusqu'à 480 kg/ha en Amérique du Nord), bien que la diversité en espèces diminue. Le cormoran s'est en outre adapté à la pêche dans les eaux turbides_: ce sont les spectaculaires pêches en groupe que l'on peut par exemple observer sur la Meuse à proximité de Namur ou de la centrale de Tihange.
Quelle est la situation actuelle du Grand Cormoran en Wallonie ?
Comme nicheur, le Grand Cormoran est très localisé : il y a trois colonies (dont une apparue en 2001) qui totalisent environ 300 couples. La productivité de ces jeunes colonies est relativement élevée : 2,7 juv/nid en 1999 (Ph. Jenard, 1999, le Guignard n°1, 49-58) alors qu'elle est comprise entre 0,7 et 1,7 juv/nid dans les Oostvaardersplassen, la principale colonie hollandaise (S. van Rijn, com. orale). Cependant, alors que la première nidification en Wallonie remonte à 1992 déjà, nous n'avons pas assisté à une explosion du nombre de nouvelles colonies.
L'occupation de la Wallonie comme zone d'hivernage s'est faite de manière progressive. Si le nombre total de Grands Cormorans hivernants semble à présent se stabiliser (environ 3.500 exemplaires au total - voir les résultats des recensements d'oiseaux d'eau dans le Bulletin) après l'augmentation spectaculaire des effectifs au début de la décennie 90, l'aire occupée a continué à s'étendre. Les Grands Cormorans ont commencé par occuper la Meuse via l'aval (implantation lors de l'hiver 1990-1991). Rapidement, des dortoirs ont été trouvés sur tout le cours de la Meuse (1995). Puis, l'exploration et finalement l'occupation permanente d'autres milieux (étangs, affluents de plus en plus étroits) ne s'est faite que dans un second temps et peut donner l'impression d'une continuelle "invasion" de l'espèce.
Le Grand Cormoran a-t-il un impact sur la pêche et la pisciculture ?
Dans différents pays européens, mais pas encore de manière approfondie en Wallonie, l'impact du cormoran sur la faune piscicole et les rendements des piscicultures a été étudié par toute une série d'approches scientifiques complémentaires. A la suite de ces études, plusieurs faits sont à mettre en exergue :
1.- L'impact du cormoran diffère selon qu'il s'agisse d'un milieu naturel ou d'une pisciculture plus ou moins intensive.
En milieu naturel, l'impact du cormoran est en général limité. Il s'attaque préférentiellement aux espèces de poissons les plus communes. Exprimé en biomasse, le prélèvement par le cormoran peut sembler important (10% de la biomasse en poisson en Meuse Hollandaise), mais il faut comparer ces chiffres à la productivité annuelle parfois importante de la rivière ou de l'étang. Il existe plusieurs exemples de milieux où l'arrivée massive des cormorans a été suivie d'une stabilisation des effectifs avant que les populations de poissons ne s'en ressentent. On n'a en outre jamais pu démontrer que le cormoran menaçait directement une espèce de poisson au statut délicat.
En pisciculture, un impact réel du cormoran sur le rendement a été démontré à différentes reprises, mais cet impact semble influencé par de nombreux facteurs. En France, par exemple, la carpiculture extensive en Camargue a vu des pertes de production liées au cormoran de l'ordre d'un maximum de 12 %. Dans d'autres régions, comme la Brenne, l'impact semble beaucoup plus faible. Des carpicultures plus intensives aux Pays-Bas ont eu à souffrir plus sévèrement des cormorans (de 35 à 70 % de perte) mais il faut noter que ces piscicultures étaient situées à quelques kilomètres d'une des plus grandes colonies de cormoran en Europe. Ce cas reste exceptionnel. Récemment, un impact important (66% de la production attendue) a été démontré pour des piscicultures extensives très accessibles en Espagne. Pour simplifier, plus la pisciculture est intensive et exposée, plus l'impact sur le rendement peut être élevé.
2.- L'impact du cormoran sur un site donné n'est pas généralisable à partir de situations connues. Lorsqu'un dégât est suspecté sur un étang, il est difficile d'extrapoler l'impact direct du cormoran à partir des données existantes dans une autre région, car une multitude de facteurs entrent en ligne de compte (accessibilité de l'étang, des proies, mode d'occupation de l'étang, présence humaine...).
3.- Sauf dans les milieux hyper-artificialisés, il faut prendre en compte la complexité de l'écosystème dans toute approche d'impact. Le cormoran est un facteur environnemental comme un autre, qui n'intervient pas que pour "consommer de la biomasse". On sait par exemple que la prédation du cormoran a un effet favorable sur certains écosystèmes, car en diminuant la charge du milieu en poissons consommateurs du zooplancton, le broutage du phytoplancton par le zooplancton est stimulé, ce qui entraîne une diminution de la turbidité du milieu, favorable au développement des plantes aquatiques.
La régulation du Grand Cormoran par le tir est-elle une solution aux conflits?
Là encore, il faut distinguer deux cas de figure :
1.- Limitation par le tir ou destruction des colonies à l'échelle européenne.
Il faut savoir que cette limitation entraînerait un coût et que, surtout, elle devrait être maintenue perpétuellement pour être efficace. En effet, une limitation artificielle aurait probablement un impact sur les fameux facteurs dépendant de la densité que nous évoquions plus haut. En clair, cela signifie qu'au moindre relâchement du tir, on assisterait à un nouveau boom démographique du cormoran. Le spécialiste français Loïc Marion compare la population européenne de cormoran à un ressort en train de se détendre. Si on tente de réguler la population à l'échelle européenne, on maintient le ressort comprimé, au risque qu'il se détende encore plus loin si on relâche la pression. Les facteurs dépendant de la densité permettraient au contraire une stabilisation "en douceur" de la population de cormoran.
Il n'est pas certain que cette régulation par le tir ou l'élimination des œufs puisse d'ailleurs se généraliser sur un plan pratique et être efficace globalement. En Suède par exemple, où le tir dans les colonies est monnaie courante, la population est encore en phase de croissance exponentielle, alors qu'aux Pays-Bas, où le cormoran n'a pas été "déprotégé", la population est à présent stable depuis 1994.
2.- La destruction locale des cormorans dans une zone d'hivernage où les conflits avec les pisciculteurs sont importants.
C'est une méthode qui a été appliquée dans quelques régions européennes, notamment en Bavière. Sous la pression des pêcheurs, le tir du cormoran dans cette région a été autorisé sans limitation. Quoique le nombre de cormorans tués chaque année soit important (officiellement 6.500 en 1996/97 alors que le total des hivernants recensés à la mi-janvier est d'environ 3.000 individus), le nombre de cormorans ne diminue pas, car l'apport perpétuel de nouveaux hivernants et de migrateurs vient contrebalancer l'effet des tirs. Certains acharnés de la gâchette semblent pourtant y trouver leur compte, même si rien n'a été résolu en terme de biomasse consommée.
Comment résoudre les conflits cormorans-pêcheurs?
Des solutions "durables" doivent donc être trouvées pour résoudre les conflits cormorans-pêcheurs ou pisciculteurs, afin d'envisager une cohabitation "dans les meilleures conditions", à long terme. Des mesures visant à dissuader les cormorans de fréquenter les zones sensibles ont été mises au point, de même qu'il existe des mesures plus spécifiquement destinées à protéger les poissons des oiseaux piscivores en général (aménagement du site, effarouchement…). Rappelons en outre qu'en Wallonie, un pisciculteur peut se faire dédommager des torts causés par les cormorans, pour peu que la pisciculture soit son activité principale. Le Grand Cormoran est toujours une espèce protégée, dont la destruction est illégale.
D'une manière générale, l'information est la clé de la résolution du conflit. Informer les pêcheurs de la réalité complexe des écosystèmes aquatiques, en traduisant les résultats scientifiques souvent peu accessibles, faire un pont entre chercheurs et acteurs de terrain, tels sont certains des défis liés au cormoran. Tel est aussi l'objectif de l'action REDCAFE, menée à l'échelle européenne, et qui réunit autour d'une table tous les acteurs concernés (pisciculteurs, pêcheurs, "conservationistes", spécialistes de l'oiseau…).
Vers une cohabitation homme- oiseaux pêcheurs ?
Le Grand Cormoran est un oiseau qui a de quoi captiver à maints égards. Dans une Europe super-humanisée, cette espèce a réussi à s'adapter, à exploiter au mieux les ressources disponibles. Cependant, comme toutes les espèces qui "réussissent" à nos côtés, le cormoran est plutôt mal apprécié (y compris de la part d'une frange des ornithologues!). Les vieilles rancœurs ressurgissent, celles qui accusent les potentielles "espèces concurrentes" d'ôter le pain de la bouche des honnêtes gens. C'est le même problème que celui du retour du Loup, des petits carnivores, des rapaces dans certaines régions. Les prochaines années seront cruciales à cet égard : elles nous montreront comment nous avons progressé dans notre relation à la Nature. Pourrons-nous, grâce aux connaissances acquises et aux préjugés maîtrisés, réussir la cohabitation avec ces espèces et oublier les vieux conflits, ou bien retournerons-nous "piéger les loutres"?
Enfin, il faut souligner que le cormoran constitue un bouc émissaire idéal face à la mauvaise santé de la faune piscicole dans nos régions. La destruction des berges, les canalisations, les diverses pollutions et autres exploitations touristiques excessives de nos rivières sont en effet des problèmes plus difficiles à aborder dans leur ensemble... et beaucoup plus pressants. Finalement, pêcheurs et ornithologues ont plus d'intérêts communs que divergents, à condition de dépasser le stade "ornithologue+cormoran contre pêcheur+poisson". Plutôt que de se déchirer sur les supposés méfaits du cormoran, pourquoi ne s'uniraient-ils pas dans le combat pour le maintien de la biodiversité des zones humides?
Si le Grand Cormoran vous intéresse :
Le "Groupe de Travail Oiseaux Marqués" en est à son cinquième hiver de lecture intensive de bagues et d'observations du comportement des Grands Cormorans au dortoir et en journée… N'hésitez-pas à nous rejoindre sur les bords de Meuse, afin de percer les mystères de l'hivernage du Viking noir.
Pour toute relecture d'une bague de couleur de cormoran :
Jean-Yves Paquet - jean-yves.paquet(AT)skynet.be
Adresse : 1 Rue du Blacet, 5530 Yvoir
tél. 082 61 54 68